La Renaissance de Blandine Cardin

Par Ann Marie Staples, Rochester, NH

 Ses vifs yeux noirs aggrandis par des lunettes épaisses, Blandine regarda son certificat de baptême.  En remplissant les formulaires qui lui permettraient de prendre sa retraite, elle venait de recevoir le document qui lui apprenait que pendant toute sa vie, elle avait célébré son anniversaire sur la mauvaise date.  Se rendant au téléphone avec une vitesse étonnante, elle demanda á sa soeur ainée l'explication de cette drôle de divergence.  Rose, surprise autant que sa soeur, réfléchit un moment avant de raconter l'histoire qui commence en 1908 à la laiterie de leur père sur la rive sud du fleuve St.-Laurent.
 "Maman était encore assez jeune, et n'étant pas satisfaite d'avoir accouché le jour où les 'Protestants paëns' célèbrent le Halloween, a dû décidé de répendre la bonne nouvelle que tu étais née le lendemain, la Toussaint, le jour de ton baptême.  Ainsi, Blandine," continua Rose en riant à pleine tête, "Maman a établi la mentalité et le comportement qui t'ont distinguée de tous autres êtres humains."  Blandine n'en pouvant plus, passa le téléphone à sa nièce qui avait suivi les événements des dernières dix minutes avec un certain degré d'amusement.
 "Blandine était une petite débrouillarde," reprit Rose, "elle a survécu aux maladies qui ont emporté plus de la moitié de nos frères et soeurs.  Ma chère, mème la polio n'a pas osé tuer la filleule de tous les saints, mais pas sans avoir bien gâté sa jambe gauche.  Sans argent pour payer un docteur, ni ne connaissant aucun docteur valant la peine d'être payé, Papa a lancé une courte prière au ciel et a fabriqué un appareil orthopédique en utilisant une petite botte de caoutchouc et l'attelage du cheval qui tirait la grosse charrue.  Évidemment, la puissance du cheval s'est passée en elle et bientôt Blandine apprenait ses leçons avec nous autour de la table de Maman le matin, et passait ses après-midis soit en nettoyant les stalles des animaux en chantant l'Ave Maria à pleine tête, ou en m'aidant à élever nos jeunes frères et soeurs.
 "J'essaie de t'impressioner, ma chère, que ta tante croyait que ses saints patrons la protègeraient; qu'il n'y a rien qui pouvait arrêter Blandine, même affaiblie par la polio et la jambe gauche inutile.  Et je te dis que c'est elle qui sortait toujours le chapelet la première, et qui nous accusait tous de ne pas avoir assez de foi."
 "Ma Tante Rose, c'est trop.  Je n'ai jamais entendu parler d'une fille si religieuse que tout ça seulement parce qu'elle est née le jour de la Toussaint!" repondit la nièce, mais en réfléchissant un peu, l'histoire ne semblait plus bizarre.  Immigrée aux Etats-Unis avec sa famille, Blandine avait divisé son salaire de bonne d'enfants entre l'achat d'un appareil orthopédique en acier et en aidant sa famille, mais tout en consacrant une dîme volontiers pour sa paroisse et les missions.  Comme la question de mariage ne se mentionnait jamais dans le cas d'une jeune fille infirme, et comme Madame Cardin n'eut pas envie d'offrir une bonne travailleuse au couvent, Blandine s'était résolue de se charger des affairs de ses parents vieillissants.  Pendant les quarante ans suivants, Blandine qui ne porterait que des bottines à lacets noirs tout le reste de ses jours, assistait à la messe chaque matin avant de monter dans le bus pour une journée de travail à l'usine de chaussures de femmes.
 Blandine qui n'oserait jamais porter que des vêtements qui passent inaperçus, avec la seule exception de sa robe rouge réservée pour les jours saints, couvrait ses petites nièces de cadeaux à la dernière mode, sans doute pour qu'elles puissent toujours se bien présenter à l'église avec leur tante.
 Elle avait enterré ses parents, en entretenant la maison pour son frère ainé et en disant son chapelet le soir, ne craignant jamais que Dieu ne la laisse périr malgré ses nombreux problèmes physiques.  Enfin l'heure d'aller habiter avec les religieuses dans la maison de retraite était arrivée.
 Ayant eu quelques minutes pour réfléchir et ajuster le calendrier mental, Blandine rentra dans la cuisine en souriant.  Reconnaissante maintenant de sa vraie date de naissance, toute revitalisée, son esprit renaissait et elle était prête à recommencer avec son ancienne vigeur, car enfin on lui permettrait d'assister à tous les offices religieux imaginables et, pour couronner son bonheur, d'être sacristine dans la chapelle de l'aumonier.  Bien qu'elle eût célébré la fête de Halloween depuis très longtemps avec un peu plus d'énergie qu'elle avait célébré la Toussaint ("bien, c'est pour les enfants" avait-elle insisté) elle aurait maintenant une très bonne raison pour se bourrer de gâteaux le soir et de chanter les Psaumes de David à pleins poumons le lendemain.

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